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vendredi 10 janvier 2014, par .
Quand le réseau ZEPA ouvre le deuxième chapitre de son existence, c’est notamment pour se consacrer à la diffusion de projets artistiques en territoire parfois jusqu’ici à tort délaissé par la programmation culturelle qui couvre usuellement les zones plus urbanisées. La compagnie britannique Bash Street Theatre a bénéficié l’été dernier du soutien du réseau ZEPA 2, mené par l’Atelier 231, et a sillonné les routes normandes dans le cadre d’une grande tournée qui a mené ces forcenés du travail à travers plusieurs pays. Des festivals les plus en vue de la région aux localités rurales du territoire, la compagnie originaire de Penzance a une histoire à raconter, qui se tisse à la fois en lien avec son public, ses partenaires et... une certaine façon d’aborder la route.
Depuis 1991, Bash Street entretient une relation toute personnelle avec la France. Initialement créée pour présenter son premier spectacle cette année-là au festival de Morlaix, la troupe connaît la France et ses fondateurs résident d’ailleurs partiellement en Bretagne - ce qui ne l’a pas empêché de tourner au Royaume-Uni, dans toute l’Europe et même en Asie. Un tel panel de nations ainsi couvert est la marque d’un travail qui ne s’effectue pas en premier lieu par la langue, mais bien par le geste et la musique. Arts du cirque, prestidigitation, comédie, sont les ressorts de ce spectacle intitulé « The Strongman », qui porte la marque développée par la compagnie depuis ses débuts : peu de mots, de l’action avant tout -ce qui bien entendu facilite l’export.
Viva Cité, Sotteville-lès-Rouen, 29 et 30 juin 2013 (crédit : Sylvain Marchand)
Pour sa troisième visite au festival Viva Cité, première bordée de dates normandes pour le spectacle, Bash Street prend place sur un bout de pelouse du Bois de la Garenne le 28 juin. Entouré aux trois quarts par un public assis à même l’herbe, le décor se pose comme un petit bout de nostalgie en noir et blanc. Un piano, une caravane.
Un spectacle qui jouxte celui de Bash Street prend son temps pour s’achever : la nuit qui tombe n’arrange pas les affaires de la compagnie, qui compte intégrer dans le show à sa grande surprise le spectateur lui-même. Qu’importe, un petit mot de Simon (co-fondateur et acteur principal) annonce que la représentation va commencer, dans un français impeccable - et emprunt du charme propre aux britanniques qui s’emparent de la langue de Molière avec cordialité.
Les doigts de la pianiste s’activent à dérouler une partition très ragtime, qui sied à l’humeur : voilà du « cinéma live », et pas n’importe lequel : du muet ! Chaplin et Keaton s’invitent - et surtout Emile Reynaud, pionnier de la fiction animée qui comprendra en premier que l’ambiance musicale est nécessaire pour souligner la trame d’ une histoire sans paroles. Des cartons narratifs sont brandis, pour bannir toute équivoque. Voilà le méchant, dirigeant d’un cirque itinérant qui exploite la veuve du Strongman (campée par JoJo, sa femme et co-fondatrice de la troupe), l’homme qui brise des chaînes et soulève des haltères immenses, récemment décédé. On le hue ! Voilà le gentil vagabond qui va tenter d’empocher le rôle. Applaudissements devant ses frasques, sa candeur.
Ici pas de montage. Aucun « coupez ! » en cas de raté. Du cinéma... pas tout à fait. Plutôt une tornade de clins d’oeil, de gags, de tours de magie (le coup de la malle des indes revisité, percée de sabres, imparable), de courses-poursuites qui se prolongent dans le public, le tout à un rythme qui exclut tout repos.
Le public adhère avec une certaine réserve, l’heure tardive n’aidant pas à dérider les plus impassibles des curieux... les plus petits sont allés se coucher, c’est aux adultes de réagir. Un final en forme de cascade gigantesque, avec destruction de la caravane et mort spectaculaire du vilain laisse le public séduit, même si peu réactif. Un Simon encore suant commente, alors que les spectateurs s’éparpillent : « c’est dommage, d’habitude les réactions sont plus vives... »
Revanche prise le lendemain pour une représentation en plein jour. Le public cette fois exulte, rit aux éclats. Le plus jeunes forment un jury populaire impitoyable : l’aréopage pré-adolescent qui a élu domicile aux premiers rangs ne connaît pas la clémence, et sa vindicte envers le Salaud est sans appel : « BOUH ». Les acteurs jubilent, sont survoltés, bondissent par-dessus les corps. La représentation terminée, les posters-souvenir s’arrachent, les photos et les questions fusent. Certains essayent même de comprendre les trucs : comment le Strongman soulève t-il ces haltères aussi facilement qu’une ouvreuse de cinéma le fait d’une paire de tentures en velours ?
Un regard sur Simon suffit à mesurer effectivement tout le succès de cette représentation. C’est comme ça que ça doit rouler, lit-on presque dans ses yeux. Encore pantelant, il se détache peu à peu du rôle pour redevenir l’homme derrière le personnage.
Roland Barthes a souligné l’importance cathartique du catch et du combat entendu de ses figures manichéennes ; on assiste ici aussi à un combat entre le Bien et le Mal dont l’issue ne laisse pas de doute. Le maquillage et les expressions des acteurs transportent la nécessaire sémiotique des masques grecs jusqu’au 21ème siècle, dans un spectacle à la fois référencé et populaire, qui pour offrir une narration simple, fait preuve d’une technicité irréprochable quant à son déroulé.
L’amour du travail et de l’échange transpire par tous les pores chez cette troupe dévouée, qui galvanise petits et grands, « sans autre ambition » : mais Dieu sait qu’elle est justement énorme, l’ambition de faire rire ! Elle ne souffre pas d’être portée par des... rigolos.
Les vendredis de l’Eté, Bagnoles de l’Orne, 5 juillet 2013
Quatre représentations pour la caravane du Strongman en tout à Viva Cité, puis un break breton avant de reprendre la route. Et direction Bagnoles-de-l’Orne pour la tournée des « Z’amis » comme l’a baptisée la troupe. Un arrêt par le château de la ville - ici, on se déplace en famille et chaque occasion de se cultiver est bonne à prendre - avant de présenter le spectacle devant une audience de plusieurs centaines de personnes. Et ici encore, succès garanti. Le public participe, rit, crie, retient son souffle et se prête plus que volontiers au jeu. « C’est vraiment une chance que l’on fasse le nécessaire pour que les arts de la rue soient proposés au public gratuitement » commente Simon, qui déplore les coupes budgétaires dont souffre le monde du spectacle vivant en extérieur au Royaume-Uni.
Les Z’Estivales, Le Havre, 6 Juillet 2013
Un voyage au Havre le lendemain, pour jouer cette fois devant un public composé à la fois de festivaliers et de promeneurs, de baigneurs, d’estivants amenés ici autant par la mer que par les spectacles proposés dans le cadre des Z’estivales de la ville. Ambiance familiale et laid-back pour le show... pas vraiment déchaînée, mais l’enthousiasme est quand même au rendez-vous. La foule dispersée offre malgré elle un terrain de jeu plus espacé, dont la densité plus relative convient aux acteurs. Une rencontre à l’heure du tea-time entre le public et la troupe achève la journée.
Les Sorties de Bain, Granville, 7 Juillet 2013
Direction Granville pour participer à son festival en prenant place sur le Port du Commerce. Deux représentations dans la même journée - une l’après-midi qui se conclut également par un tea-time où le public n’est pas avare de questions quant aux mécanismes du show, et une autre le soir... où, déception, le repas ne comprend rien de végétarien pour Simon, JoJo et leurs deux enfants, Lochlan et Finbar, deux grands adolescents qui suivent leurs parents sur la route... problème résolu par des pizzas dans la bonne humeur.
Chez Bash Street, on constate vite que la route est une philosophie : on s’y entraîne aux arts du cirque ou on révise ses bases, et les enfants aident et apprennent. Oui, le camion est à la fois une maison, une loge, et aussi une école. Hors de question de céder devant des conditions de vie parfois cavalières et de laisser tomber l’essentiel : végétarisme patenté, nomadisme assumé et scolarité obligatoire cohabitent sans effort dans ce van aménagé où tout est pensé de façon bien plus ordonnée qu’en certains foyers sédentaires.
Prochaine étape, Vire et son festival Les Virevoltés, dont Simon appréciera la volonté des bénévoles qui assurent la technique et l’accueil. Le spectacle se tient dans une zone résidentielle « ce qui est heureux, car nous pouvons jouer pour des gens qui ne se seraient pas forcément déplacés pour le festival »... l’enthousiasme des jeunes du quartier qui déballent leurs plus belles expressions « angliches » constitue un moment d’échange apprécié des deux côtés, résidents comme acteurs. Certes plus apprécié que la froideur linguistique de certains résidents d’origine britannique invités pour l’occasion, « qui ne font pas tous l’effort de parler le Français... à quoi ça sert ? » commentera Simon, attaché à la langue de son second pays de villégiature.
Côté cour, Côté jardin, Bernay, 11 Juillet 2013
Cinq représentations en quatre jours... ouf, un repos mérité en gîte rural, avant de se diriger vers Bernay. Mais avec un crochet culturel vers Bayeux et sa tapisserie, ce comic-book rigolo qui scelle dans l’hémoglobine et le fer forgé le caractère parfois houleux de certains épisodes relationnels entre bons voisins héréditaires. Qui de Guillaume ou d’Harold, ennemis jurés pourtant unis par l’amour des longues chevauchées fraternelles les dimanches d’automne et la castagne organisée en zone péri-urbaine par le Comité d’Entreprise de l’époque, avait raison ? Le Strongman, lui, s’en fout. S’il chevauche en terre des Ducs Normands, c’est bien pour répandre, cette fois-ci, la bonne humeur.
Inquiétude à Bernay : le Strongman devra s’installer dans un stade ! Comment faire pour enthousiasmer un public logé dans des gradins, à des mètres de distance ? Les joies de la logistique sont parfois le noir lot des troupes en tournée. Soulagement : c’est à l’ombre d’un coin boisé jouxtant l’arène sportive locale que Bash Street a pu rassembler quelques centaines de curieux enthousiastes. Puis, pause normande pour un voyage en Allemagne.
Festival Tortill’Art, Ouville-la-Rivière, 16 juillet 2013 et Auzouville-sur-Saane, 18 Juillet 2013
Cette fois-ci, c’est en milieu rural que le Strongman sera représenté à son retour. Le festival Tortill’Art porte les arts de la rue cet été dans les communes de la vallée du Lin. Ouville-la-Rivière, Auzouville... une audience certes moins nombreuse à l’ombre des clochers cauchois, mais le charme agit - des deux côtés. Les britanniques amoureux des vieilles pierres sont séduits, et le public tombe vite in love en retour.
Ateliers de Pratiques Artistiques, Fontaine-le-Dun et Quiberville, 17 Juillet 2013 (crédit : Sylvain Marchand)
Ce séjour rural est l’occasion pour la compagnie de se dévouer à l’échange ; le Centre Culturel Entre Mer et Lin dirigé par Pierre Desmoulins a invité les jeunes des communes alentour pour une matinée d’initiation aux arts du Cirque. Sept jeunes et un animateur venus de cinq localités différentes découvrent, ravis, les techniques circassiennes de base dans la chaleur du mois d’août. Succès total : jonglerie, monocycle, acrobatie... « on voudrait en refaire, m’sieur », avoue un ado au regard transporté. Timides, délurés, de condition plus ou moins aisée, les jeunes se lâchent. Le travail et la découverte gomment les différences. Simon, Allan (le génial Salopard du spectacle) et Lochlan se dévouent pour cette matinée qui a éveillé de véritables vocations. « L’important est de tisser du lien là où il en manque », commente Pierre. « Professionnels et bénévoles se mêlent à l’initiative, dans tous les domaines : cuisine, jardins partagés, arts... les ateliers sont là pour relier les gens ». Quelle plus parfaite incarnation de ce lien retrouvé que cette pyramide franco-anglaise hilare une seconde encore avant son effondrement ?
Direction Quiberville l’après-midi pour une autre séance avec une petite vingtaine de grands ados volontaires pour sensibiliser le public à l’écologie sur les plages pendant les vacances grâce à l’association Pavillon Bleu. Les ateliers leur fournissent un break jubilatoire qu’ils saisissent volontiers. « On va jongler ce soir ! » : mission de nouveau accomplie.
Caen Soir d’été, Caen, 8 Août 2013 (crédit : François Decaens)
Retour normand pour la troupe à Caen après un voyage en Pologne. Deux nuits off pour les routards qui savourent le confort d’appartements mis à leur disposition pour se requinquer - un luxe suprême sur la route : la machine à laver !
Après la proximité et l’intimité offerte par les représentations à la campagne, revoici le milieu urbain et la cadence effrénée des grands festivals. Le Strongman soulèvera ses haltères à l’ombre des tours caennaises. Entre 400 et 500 personnes venues des appartements alentour se prêteront au jeu dans une ambiance très chaleureuse et participative. Succès encore.
Les Faltaisies, Falaise, 10 Août 2013
Falaise, prochaine étape, « est encore un lieu marquant de la vie de Guillaume » note Simon, qui devient de plus en plus un Conquérant à rebours, mettant du lien et de la joie là où autrefois nos ancêtres s’étripaient plus volontiers que de raison. Un terrain à l’ombre du château, un peu accidenté, sera le lieu du spectacle. Aïe, des bosses. Les acrobaties sont plus difficiles. Qu’importe, aucun bobo, whatever.
La Rue Bucolique, La Hague, 11 Aout 2013
C’est ensuite Omonville-la-Rogue et son Manoir du Tourp qui accueilleront le Strongman... sous la pluie. Heureusement, le spectacle se déroulera en intérieur, sous l’abri d’un chapiteau. Tente bondée et accueil enthousiaste clôtureront ce tour normand. Scrupules : « nous sommes une compagnie de rue, et même si nous sommes heureux de jouer au sec, nous nous sentons un peu coupables de jouer en intérieur... enfin, un chapiteau est vraiment ce qu’il y a de plus proche du fait de jouer dehors ».
Rangement, repas, et pour une fois l’équipe a le temps de savourer les autres numéros du festival... avant de reprendre la route pour deux semaines en Allemagne, où le Strongman continuera de conquérir la joie des foules à la force de ses bras, dans cette drôle de croisade où le seul trophée est le sourire des autres.
Texte : Antoine Boyer