Fragile, ou la miraculeuse légèreté de l’être - sur la route avec Tilted Productions

Quelle énergie a-t-il fallu pour que Maresa von Stockert, chorégraphe, directrice artistique du projet et artiste associée au collectif londonien Crying Out Loud, aie à déployer pour bâtir ce petit Babel artistique et logistique ? Nul ne le saura : mais on peut toutefois deviner que la volonté nécessaire pour rassembler des artistes circassiens et des danseurs, unir des réseaux de deux pays tout en collaborant avec un scénographe français (Fabrice Deperrois, des Plastiqueurs) doit nécessiter aisément la consommation de plusieurs terra-calories par seconde.

Accueillie en résidence de création à Seachange Arts de Great Yarmouth puis à l’Atelier 231 à Sotteville-lès-Rouen (tous deux membres du réseau ZEPA 2), finalisée à La Brèche, pôle national des Arts du Cirque situé à Cherbourg-Octeville (et membre du réseau européen PASS), la proposition se déroule sur un plateau original, qui s’affiche comme l’évocation du dernier étage d’un immeuble abandonné. Un bout de toit, quelques fenêtres... deux fils à étendre qui se déploient nonchalamment entre deux murs, comme pour rappeler que l’endroit aurait pu être habité...

Résidence de création à l’Atelier 231 du 7 janvier au 8 février 2013
(c) S. Marchand

Une ambiance sonore à la fois onirique et évocatrice de matières végétales, aux accents de percussions boisées, ouvre le spectacle. Lentement, les acteurs découvrent le plateau. Le visitent, l’investissent. Ouvrent les fenêtres, posent un pied d’abord timidement sur une bordure... et comme un véritable « corps » urbain, la structure se modifie après avoir apprivoisé ses occupants. Les phénomènes (extra) naturels semblent imiter, en accéléré, ceux des forêts : un tapis de mousse recouvre une partie du set, la verdure s’invite.

Comme réagissant aux propriétés sylvestres du lieu, les performers se suspendent, la tête en bas, défiant d’un même mouvement la pesanteur et les perspectives classiques, en même temps que les conventions des relations humaines. A travers les fenêtres ouvertes sur un monde qu’on devine fantastique, aux lois bouleversées, un visage apparaît, un pied dépasse, se cache comme dans un terrier. Puis c’est le toit même qui réagit, devenant le propulseur élastique des ébats aériens.
Place à l’imagination, à la légèreté pour réinventer le mobilier urbain : une manière de le posséder résonne avec une façon d’être soi-même possédé, magiquement, par ce lieu unique, dépouille austère qui renaît à la vie par la voltige. D’ailleurs, qui meut qui ? Qui déclenche donc cette correspondance de la mutation poétique de tous les corps ? Aucune réponse n’est franchement livrée. Et tant mieux.

Effervescence à La Brèche, en avril : dernière session de répétitions avant de... se lancer, bien sûr. Costumes, musique, les détails restent à achever. Un répit de deux jours avant la représentation de Cherbourg est le bienvenu. 12 heures de montage rendent techniquement les répétitions impossibles avant un spectacle.

Arrivée en Normandie après une première partie de tournée britannique, la troupe redécouvre Sotteville sous le soleil pour une étape à Viva Cité, « et on commencerait presque à se sentir comme à la maison » avouera Maresa. Oublié, le souvenir de Stéphanie qui s’était fracturé la jambe l’hiver dernier pendant l’étape de création du spectacle à Sotteville. Malheureusement...

Viva Cité, Sotteville-lès-Rouen, 29 et 30 juin 2013
(c) S. Marchand et G. Tacconi

Au cours de la première représentation au festival, la performer Beth se casse le poignet en tombant de la structure. Panique. Mais grâce aux efforts conjugués de tout le monde, une version à 5 acteurs est montée in extremis. Un mot de Daniel Andrieu au nom du festival Viva Cité pour expliquer la situation avant la représentation, et le public normand peut continuer à découvrir ce qu’il avait aperçu en étape de création l’hiver précédent. Une version certes « expurgée », mais exécutée avec toute la grâce désespérée d’une équipe qui a surmonté collectivement un des cahots d’ordinaire parmi les plus directement mortels pour une troupe qui fait de la voltige son art premier. « Fragile » porte ce jour-là tristement son nom... mais à l’instar du trampoline qui propulse les acteurs sur ce toit, l’équipe a choisi de … rebondir.

Lucas explique aux spectateurs leur impossibilité à poursuivre la représentation suite à l’accident de Beth (Samedi 29 juin 2014)

Impossible de rentrer en Angleterre pour travailler une nouvelle version amputée d’une artiste, la prochaine représentation à Caen arrivant à grands pas -démonter et remonter pour s’installer à l’Atelier 231, pourtant à quelques centaines de mètres, hors de question : une journée perdue peut faire la différence. Alors, avec l’accord du festival, le plateau restera monté quelques jours pour travailler sur place. Urgence, acharnement, pied de nez au malheur. « Un groupe d’enfants dans la cour d’’école d’à côté nous encourageait chaudement » se souvient Maresa.

Arrivée à Caen sans Beth, repartie se rétablir en Angleterre, et à nouveau le slalom pour tout monter et démonter à temps au pied du château. La formule, bien que désormais rodée par le flux des aléas, est toujours délicate à faire rentrer dans des cases, à bien des titres.

Expérience surprenante à Granville où le plateau se fond à merveille avec l’arrière-plan : une vue sur les toits de la ville, construite en niveaux-terrasses de la mer jusqu’aux hauteurs de la route. Ce n’est plus sur un décor que le spectacle se déroule, mais bel et bien à l’intérieur d’une ville qui l’embrasse totalement.

Les Sorties de Bain, Granville, 7 Juillet 2013
(c) P. Bord et T. Seni

Régneville-sur-Mer marque la dernière partie de cette manche normande, au milieu de ses surprenants fours à chaux. Direction le Danemark et la Grande-Bretagne où la troupe retrouvera la familiarité du Seachange Arts de Great Yarmouth.

La réalité a rejoint la fiction sur cette tournée. De la même façon que ses acteurs ont osé danser sur le rebord de la façade morte d’un immeuble anonyme, Tilted a surfé sur la crête de la catastrophe. A relevé le défi de rhabiller les circonstances de la même façon que le végétal recouvre le béton de son décor.

S’il est évident que la conception de « Fragile » a connu des heurts et des difficultés, voici la preuve que de l’imprévu et des conditions techniques parfois hasardeuses, la magie peut soudain surgir. Cette prise de risques assumée, c’est avant tout une histoire de volonté commune, en sorte : celle de défier l’hostilité apparente d’un milieu pour le magnifier, et de ne jamais se montrer soi-même trop… fragile.

Texte : Antoine Boyer