jeudi 28 août 2014, par .
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La quatrième édition du rendez-vous hivernal de théâtre de rue, toujours dressée aux couleurs d’Albion sur le site de l’Atelier 231, a su faire fi des tempêtes pour proposer un florilège exquis de déambulations, spectacles et installations surprenantes - guidées par Fabrice Deperrois du collectif Les Plastiqueurs, qui a supervisé le travail des écoles d’art de Rouen et de Winchester. Et le tout, évidemment, free. What else ?
Départ de cette journée jeune public avec l’arrivée du Tiny Travelling Tightwire Show, spectacle de funambule sur roues. Le comédien / acrobate / bonimenteur Kennington, surpris par un soudain mal de dos, délègue la prestation à Poppet the Puppet, son assistante muette mais toujours volontaire. Dans un numéro complice où les plus petits découvrent le tongue-in-cheek et le second degré, (Puppet est ouvertement actionnée par une actrice qui … ne se cache pas !), la participation de l’audience est essentielle : elle a bien compris qu’il s’agit d’un numéro-miroir, un clin d’oeil qui aiguise son sens du jeu tacite. C’est pour-de-rire, et c’est grâce aux applaudissements des enfants que Puppet accomplira son numéro d’équilibriste sous les vivats !
Pendant que le Tender se prépare à accueillir le numéro suivant, dehors c’est la ruée pour un moment Total Crêpes à l’heure du goûter et une séance-photo avec Watch the Birdie (le petit oiseau va sortir), installation rétro et désuète où un véritable photographe muet vous place, vous déguise -parfois avec fermeté- pour sortir un petit polaroïd familial. Un petit moment de silence, un îlot bienvenu de nostalgie en noir et blanc au milieu de cette tornade crêpière.
Retour dans le Tender, finalement (la météo, prenant le pli, devenant de plus en plus britannique) pour accueillir Troll’s Kitchen. Le public se range sagement sur les bancs de la salle, bien que le dispositif, créé tout d’abord pour l’extérieur, ne puisse s’adresser qu’à une petite partie de l’assistance. Qu’importe : malgré la distance, le succès est immédiat, et la participation des jeunes dépasse de loin, on l’imagine, celle ordinairement requise pour cet atelier participatif où l’on cuisine pour repaître l’appétit d’un troll furax malheureusement en goguette à Sotteville ! Vite, les deux chefs distribuent les tabliers et les paniers pour la cueillette : cailloux, boue, feuilles mortes et branches humides seront les ingrédients de base d’un infâme rata assaisonné de dents de bouc, pipi de sorcière, sang d’anglais (beurk !) et autre joyeusetés que la morale de la cuisine hygiéniste de notre triste époque réprouve. Ça patouille en des chorégraphies culinaires improbables, ça gesticule, et le tour est joué : au son d’une flûte, chacun va déposer son boueux chef-d’œuvre dans un frigo désastreux pour que le troll s’en repaisse une fois la nuit tombée.
Retour à l’intérieur après une courte pause pour assister à Don’t drink and dance, court numéro conviant l’acrobatie et la danse. S’adressant à un public plus large, et moins ciblé « juniors », ce véritable ballet de la séduction-catastrophe lance sur une piste de boîte de nuit une danseuse éméchée sur les pas d’un malheureux cavalier qui, d’abord attiré par ses œillades, va tout tenter pour s’en défaire. La danse devient confrontation, jeu de je t’aime moi non plus, les slows deviennent le terrain d’un agôn théâtral à la fois fusionnel et tourbillonnant. Applaudissements nourris pour ce bref instant de virtuosité technique et d’humour.
C’est un accueil qui joue avec les éléments contraires qui attend le public à l’Atelier pour les deux jours suivants : les écoles d’art des deux pays ont concocté des installations qui prenaient le monde marin et l’exploration pour thèmes. Scaphandre transparent rempli d’eau, petites grottes décorées de poissons en sachets ou d’autres curiosités issues des profondeurs, l’esprit de Jules Verne planait sur les installations de modules rétro-futuristes (qui a dit « Steam-punk » ?) au milieu de baignoires transformées en fauteuils, et de bancs-radiateurs. Le feu était bien sûr présent à la fois en opposition et en complément grâce à Carabosse : une roue de flammes et d’autres mécanismes automatiques balisaient le chemin de la Promenade des Anglais comme autant de flambeaux guidant les déambulations et le parcours des spectateurs pendant les deux soirées, du Codfather où la street-food favorite des anglais était proposée, jusqu’au bout de la Promenade.
Bout de promenade investi par l’étrange carriole de l’Alfonso Milano’s Mechanical Menagerie, petite caravane bohémienne ambulante guidée par un squelette mécanique à vélo. A mi-chemin entre un autel do-it-yourself dédié à Santa Muerte et les reliques hétéroclites d’un passé industriel que les figurants d’un possible Mad Max post-nucléaire admireraient d’un œil curieux (photos, accessoires ménagers...), la caravane s’illumine, grince, joue une musique inquiétante de naïveté et crache des flammes de façon impromptue. Troublant...
Le Tea-Club ambulant de la compagnie Axial Dance propose la tant attendue dégustation de la boisson favorite de nos voisins britons sur un ton lui aussi so british : swings d’avant-guerre et pas de danse impeccablement chorégraphiés rythmeront cette ballade au cœur d’un rite revu et corrigé de la façon la plus gentiment extravagante. Les actrices, coiffées de chapeaux-tasses, colportent des ragots venimeux comme dans tout bon salon (« la duchesse a pris le thé sans culotte ! … rhooo, my dear... ») et font le tour des spectateurs théière en main, transformant les curieux en convives le temps de leur numéro.
Puis c’est l’heure de la sortie des … gorilles. Gorillas in your midst est bien un hommage au destin de Dian Fossey dont le cinéma a tiré « Gorillas in the mist ». Dian Fuzzy présente sa famille d’acteurs-gorilles dont le jeu reproduit de façon troublante le comportement de nos cousins primates en milieu habité. Parfois farouches, parfois caressants, les animaux interagissent, déclenchent questions et contacts. Les enfants s’effraient, on sursaute, puis on y revient et on se laisse prendre au jeu...
Pendant ce temps, les Cubiténistes, collectif de photographes de rue, philosophes de l’Absurde et esthètes décalés, terminent leurs préparatifs pour accueillir les volontaires qui passeront entre leurs mains toute la soirée. Exposant leurs travaux faits de grandes fresques tirées de l’axiome « le cerveau, c’est le bordel » où le public devient œuvre d’art, ils malmèneront dans une franche cordialité les modèles d’un jour qui poseront pour la confection de prises de vue complètement dingues, accessoirisées à la pince à linge, travaillées à la façon de scènes bancales de romans-photo déglingués. Sérieux s’abstenir.
Acrojou n’aura pu jouer qu’un seul soir sur la Promenade, la météo du vendredi se mettant au diapason dystopique de cette curieuse épopée faite de bric, de brac et broc intitulée The Wheel House. Une maison roulante, totalement circulaire, dont le décor convoque les éléments d’anticipation et d’Absurde les plus déroutants (on y voit du Beckett, du Cormac McCarthy, mais aussi du Chaplin, du Gébé...) est le cadre d’une saynète chorégraphiée où les deux acteurs ne font, après tout, qu’avancer. Mais quelle synchronisation, quelle coopération ! Totalement en harmonie avec la thématique rétro-SF, la maison tient avec des cordes, des malles, des accessoires impossibles, et avance en hoquetant, se balançant de façon presque pendulaire, avant de reprendre la route en roulant sur elle-même jusqu’à la fin de la Promenade, ou aux confins du monde...
Du bout de la Promenade, les deux véhicules extra-terrestres (vélos transformés) de la compagnie Pif-Paf, The Flycycle et The Submercycle, proposent de s’embarquer pour un tour du site où l’imagination du passager s’accorde aux récits fantasques des pilotes. L’un fend la bise et survole des contrées imaginaires, l’autre plonge à la découverte des accidents marins réinventés -les deux réécrivant de façon improvisée la géographie des lieux qu’ils traversent. Un jeu de rôle qui nous replongera surtout dans les contrées en friche de l’imaginaire en sommeil de notre enfance, où un simple coin de rue peut devenir un véritable royaume à conquérir.
S’il était un numéro en accord avec le climat, c’était bien celui d’Artizani, qui menait les deux passagers de sa barque à la recherche d’un Punt ! où accoster. Gentlemen issus de l’aristocratie british, ils voguent sur leur esquif au milieu du public d’où ils dispensent les bonnes manières et le savoir des salons à la « plèbe », le sourire paternaliste aux lèvres, la chansonnette en bandoulière. Singeant de façon sarcastique les rapports de classe anglais et moquant les stéréotypes sociaux, leur ballade pourrait être la mission coloniale de deux missionnaires d’une culture désuète perdus dans la jungle populaire. Savoureux moment d’ironie et de satire.
Il était l’heure de la ballade d’Hieronymus, hippopotame mécanique véritablement doué de vie. Pas très bien dans ses baskets, cet Hippochondriac cherchera le réconfort auprès des amoureux des animaux... son médecin et son cornac s’affairent à lui remonter le moral, le présentent aux petits et aux grands. Déprimé, malade, il cherche les caresses, la tendresse. Puis il s’arrête, il faut faire une pause : on cherche ensemble la cause de son trouble. Mécanismes improbables et marionnettes absurdes régissent la santé du mastodonte ; il faut les étaler au grand jour pour comprendre comment guérir ce doux géant qui attire la sympathie de toutes et tous...
C’est le moment pour la troupe Slightly Fat Features de convier l’assemblée à Varietyville, décoiffante revue de cabaret menée à 100 miles à l’heure par une petite dizaine de comédiens, musiciens, acrobates aux dons multiples qui vont enchaîner les sketches, tableaux et numéros pendant une bonne heure de bonheur foutraque. Le public est à genoux du début à la fin (littéralement : le Tender refuse du monde), malmené, chahuté : ce sont eux qui mènent la danse, avec une gouaille et une maestria dans le chaos organisé qui tient à la fois des Monty Python et des arts du Nouveau Cirque. Générique façon « Y-a t’il un pilote dans l’avion », jonglerie, revue de théâtre délicieusement grotesque, tir à l’arc avec des ballons saucisses, peinture à l’envers (oui oui), xylophone sur chiots, interception de balles de revolver, dressage de fauves ringard qui dégénère en chorégraphie indigne du pire des Eurovisions... l’interaction est totale (personne ne sort de la salle pour une pause-pipi impunément : on risque de se retrouver sur scène en guise de cobaye livré à leurs délires pour sa peine) et tout est bien sûr, sans trucage ! A quoi carburent-ils ? Assurément LE succès de cette édition.
Au Red Lion’s Pub, les Strangelings accueillent les assoiffés où guident les pas des curieux vers leur mystérieux sauna atypique. C’est au Dr Butler’s Hatstand Medecine Band que reviendra le rôle de l’ambiance musicale des deux soirées avec leur swing old-timey et leur jazz venu des caves des lieux de perdition de la Belle Epoque.
Avanti Display propose l’alliance impossible de la science et de l’occulte, du mécanique et du mystique dans un numéro astrologique garanti 100% fiable : le Mystic Monty, Ass-trologist, est un dispositif de prédiction créé grâce à la rencontre de l’ADN des spectateurs et le savoir-faire d’un singe mécanique. A quoi ça sert ? À rien, sinon à s’émerveiller. Les indications sortent de la machine comme autant de papier-bonheurs jaillissant de fortune-cookies bio-mécaniques.
… et bien évidemment, pas une seule édition du Fish and Chips ne saurait s’achever sans un spectacle de feu -dont la version totale n’aura pu être interprétée que le jeudi soir, le climat ne permettant à La Salamandre qu’un rapide tour parmi le public afin de le sécher brièvement le lendemain. Passage est justement conçu comme une déambulation qui puise ses références dans toutes les cultures tribales du monde, de l’Orient à l’Andalousie, de l’Afrique à l’Australie. Une parade créée à partir d’un folklore global réinventé, où le feu se greffe sur chaque accessoire au son des mélopées de la Terre entière : éventails, fouets, bâtons... le travail rythmique communique l’hypnose, la danse porte les flammes jusqu’à la création de formes circulaires ou triangulaires jusqu’à un final où les performers s’effacent pour laisser la place à de véritables feux d’artifice, clôturant dans une apothéose tout feu tout flamme le programme des propositions extérieures.
Dernier tour au Red Lion’s Pub vendredi soir avec le DJ set tardif de Mikey Martin, from Norwich, aux sonorités qui mêlent groove et saveurs vintage, puis il est temps de refermer cette dernière édition annoncée de l’événement hivernal sottevillais, né de la volonté du réseau ZEPA de proposer au public un reflet du travail qui s’effectue en lien des deux côtés de la Manche... tout en finger-croisant pour la reconduction du projet dans un avenir proche.
Texte : Antoine Boyer
Photos : Caroline Lelong, Louise Jacquet, Sylvain Marchand
Dessin : Xavier Moreno